Dossier Pu Er : les sources originelles du thé (Partie 1)

6 février 2018
commentaire commentaire commentaires

Vieux théiers dans le Yunnan

Dossier Pu Er

Avant même la sortie de notre livre sur le thé vert en 2012, nous avions débuté l’écriture d’un troisième livre sur les thés Pu Er. Comme le projet s’est transformé, nous sommes heureux de vous présenter le fruit de nos recherches sur le Pu Er sous la forme d'articles de blogue en plusieurs parties.

---

Avant qu’elles ne voyagent sur les routes du thé et des chevaux pour devenir une importante monnaie d’échange, avant qu’elles ne s’intègrent aux coutumes du monde entier, avant qu’on les nomme Hei Cha, Pu Er, Liu An, Liu Bao, il y a plus de 3 mille ans, dans ces régions montagneuses, reculées et presque inaccessibles du sud de la Chine, des groupes ethniques cueillaient les feuilles d’arbres sauvages pour les mâcher, les mélanger à d’autres aliments ou simplement pour les utiliser comme aromate.

Le thé était alors un produit rudimentaire. Les théiers, des arbres sauvages à grandes feuilles.

Le théier originel

Les échos de la première consommation de feuilles de thé, attribués à Shen Nong, le divin empereur qui en aurait découvert les vertus, remontent à presque 5 mille ans, mais peu de preuves nous permettent de confirmer la véracité de ce symbolique mythe fondateur. Pour remonter aux sources originelles du thé, il faut se rendre dans la région fertile et luxuriante du sud de la Chine, plus précisément dans l’actuelle province du Yunnan, où de grands théiers millénaires ont été découverts. Ce sont eux qui peuvent aujourd’hui nous fournir quelques précisions sur l’origine probable de la consommation de ce parfait breuvage.

L’un des plus connus d’entre eux a été découvert au flanc de la montagne Nannuo. Âgé de 800 ans, il a été baptisé « roi des théiers » avant que d’autres ne lui ravissent son titre. Car le long du fleuve Lancang (Mékong), la nature réservait quelques surprises aux botanistes. À Bangwei, c’est un théier millénaire. À Bada, un théier sauvage d’approximativement 1700 ans. Dans la région de Pu Er, avec un diamètre de 120 centimètres, on trouve un surprenant théier sauvage de plus de 2700 ans! Mais la découverte la plus inattendue demeure celle d’un spécimen âgé d’environ 3200 ans dans la région de Fengqing. Ce spécimen étonne, car selon les spécialistes il aurait été planté et cultivé par l’homme. C’est une révélation, car bien que les jardins de la montagne Bulang abritent de nombreux théiers plusieurs fois centenaires, qui auraient aussi été plantés par l’homme, jamais jusqu’à cette découverte on ne pouvait envisager une culture du théier aussi ancienne. La présence d’un tel spécimen renvoie donc à une période beaucoup plus lointaine les débuts de la domestication du théier.

Les premiers cultivateurs du théier

Le Yunnan est le berceau de la diversité culturelle chinoise. Depuis des milliers d’années, les populations locales, d’origines, de mœurs et de coutumes diverses, ont su y trouver refuge et subvenir à leurs besoins en exploitant les ressources disponibles des alentours. Certaines ont introduit la cueillette du thé à leurs pratiques quotidiennes, créant et enrichissant leurs traditions culinaires. Pour les Bulang, par exemple, descendants des Pu, peuple ancestral reconnu par les historiens comme étant les premiers cultivateurs du théier, le commerce du thé qu’ils cultivent est leur seul lien avec le monde extérieur. Ils ont comme fortune commune des jardins centenaires, des théiers sauvages, des pratiques qui remontent à des temps immémoriaux.

Malgré les traces laissées par ces peuples ancestraux, nous savons peu de choses des pratiques culturelles reliées au thé en ces temps anciens : seulement quelques pratiques traditionnelles, certaines à l’origine du principe de post-fermentation, ont résisté au temps et demeurent utilisées aujourd’hui. Parmi cette multiplicité, les Bulang perpétuent de génération en génération une coutume encore présente aujourd’hui, la confection d’un thé nommé Suan Cha, dévoilant ainsi une facette du savoir-faire ancestral lié au thé. Ce thé, préparé pour certains rituels, est l’un des rares exemples qui nous permettent d’entrevoir les débuts singuliers de la transformation, du conditionnement et de la conservation du thé.

Premiers rayonnements

Consommé seul ou en préparation, essentiellement pour ses vertus médicinales, le thé est d’abord désigné par un terme générique, le classant parmi d’autres plantes amères aux multiples bienfaits. De génération en génération, ses utilisations variées comme remède élargissent progressivement sa popularité. Offert aux empereurs sous forme de tribut, bu lors des banquets, il est ensuite associé à des pratiques ritualisées, comme des mariages ou des cérémonies en mémoire des ancêtres.

Quittant son berceau d’origine, le thé commence alors à faire de plus en plus d’adeptes. Sa consommation s’étend progressivement, parvient entre autres jusqu’à l’actuelle province du Sichuan, à l’extrême sud-ouest du territoire chinois de l’époque, où il sera plus tard largement cultivé. Aux premiers siècles de notre ère, le thé est une boisson aussi populaire pour ses vertus que pour ses saveurs, mais avant d’assister à l’essor de sa consommation, et à la sophistication qu’on lui destinera, il faut d’abord attendre le premier âge d’or du thé, qui a lieu au cours des VII et VIIIième siècles. À cette époque, avec un enthousiasme grandissant, une majorité de la population chinoise choisit le thé comme breuvage quotidien. De premières traces écrites prouvent l’étendue de son rayonnement. Lettrés et poètes, dont le célèbre Lu Yu, laissent des écrits permettant de suivre son évolution et son raffinement, introduisant les principes de base de sa culture, de sa transformation et de sa préparation. De nombreux poèmes, ayant le thé comme sujet, expriment l’immense appréciation qu’on lui voue.

Parallèlement, au-delà des frontières de la Chine, à l’ouest, au sein du royaume de Nanzhao, soit une partie des actuelles provinces du Yunnan et du Sichuan, une route commerciale voit le jour et se développe, permettant au thé un plus long voyage, notamment jusqu’au Tibet. Partant de la ville de Pu Er, anciennement Simao, pour rejoindre, au nord, l’important corridor de communication reliant la Chine au Tibet, cette route passe par la capitale du royaume (Dali), où les thés produits plus au sud, dans l’actuel Xishuangbanna, y sont commercialisés.

Quelques siècles plus tard, pendant la florissante dynastie Song (960-1279), le thé est reconnu comme l’un des sept produits essentiels – avec le bois, le riz, l’huile, le sel, le vinaigre, les condiments – et s’affirme comme bien vital d’une grande valeur marchande. Les aristocrates en font leur boisson favorite, sa pratique se ritualise et de populaires concours de préparation sont organisés. Comme auparavant pour la soie, le sel, le sucre, les fourrures, les vaches et autres produits locaux, le thé devient un produit de négoce important pour le commerce et voyage sur un territoire de plus en plus élargi, nourrissant un vaste réseau routier qui se déploie sur plusieurs milliers de kilomètres.
Sur ces routes commerciales se rencontrent différentes minorités ethniques, comme les Dai, les Han, les Bai, les Naxi et les Tibétains, et par leurs échanges, s’enrichissent au contact des caravanes qui les approvisionnent.
Les routes du thé et des chevaux

Pour la Chine, les échanges avec les pays frontaliers sont très utiles. L’empire s’agrandissant, il lui faut protéger ses frontières et pour ce faire, le besoin en chevaux s’accroît, particulièrement en chevaux de guerre, tels les « chevaux célestes », qui se trouvent en territoires turques, mongols et tibétains. Pour acquérir ces précieuses montures, notamment chez les tribus de cavaliers nomades, on leur échange des caisses de thé, déjà très apprécié par les peuples nordiques. Les voies de communication commerciale servant à ces échanges prendront dès lors le nom des routes du thé et des chevaux.

Pour atteindre la Russie, la Birmanie, le Tibet, la Thaïlande, le Laos, le Vietnam et l’Inde, le voyage du thé est long. À partir des montagnes du sud-ouest de la Chine où il est produit, les routes sont difficiles et les sentiers étroits. Avant d’atteindre la barre rocheuse de l’Himalaya et le plateau tibétain, les hommes et les mules rassemblés en caravane doivent vaincre la chaleur et l’humidité des forêts tropicales, traverser une cinquantaine de rivières, emprunter les chemins creusés dans les falaises vertigineuses d’une centaine de montagnes, gravir les deux plus hauts plateaux de la Chine à travers la glissante saison des pluies et les blizzards cruels.

Un nouvel équilibre alimentaire pour les Tibétains

Les Tibétains découvrent le thé au cours du VIIième siècle, lorsque Le Royaume du Tibet, anciennement nommé Le Royaume Tubo, conquiert certaines parties du Yunnan et du Sichuan, dont les villes de Dali, de Lijiang et de Ya’an. Le mariage de Songten Gampo avec la princesse chinoise Wengchen en l’an 641 a permis d’introduire la préparation et l’appréciation du thé à la cour, où aristocrates et lamas consomment en exclusivité ce produit de luxe avant son essor au début du Xième siècle.

Le contexte climatique froid et aride des hauts plateaux tibétains, plus favorable à l’élevage de bétail qu’à l’agriculture, oriente naturellement la population vers un régime alimentaire fortement constitué de viande et de produits laitiers. Mais si celui-ci leur permet de rivaliser avec des conditions parfois extrêmes, de leur fournir l’énergie nécessaire aux rigoureux travaux quotidiens, il est aussi pauvre en vitamine que lourd en gras.

Lorsque les Tibétains découvrent les propriétés du thé, ils lui allouent un respect pratiquement divin. La consommation du thé, en association avec d’autres aliments traditionnels, est, selon la médecine traditionnelle, capable de créer un parfait équilibre corporel, même si, contrairement aux autres plantes indigènes, il est consommé quotidiennement. En équilibrant le corps, en comblant ses carences nutritionnelles, en favorisant la digestion, à l’instar d’autres populations nomades de Mongolie et des steppes désertiques du nord, le thé s’intègre naturellement à leur régime alimentaire.
Le goût du voyage

Au XIIIième siècle, lors du règne mongole de la dynastie Yuan, l’empire connaît une expansion sans précédent qui inclue dorénavant la province du Yunnan, territoire jusqu'alors occupé par le royaume de Dali. Les thés qui y sont produits, à partir d’arbres matures à grandes feuilles ou sauvages, quittent cette région et prennent le nom de la ville, Pu Er, où ils sont acheminés avant d’être marchandés et exportés.

Devenu denrée essentielle en Chine et au-delà de ses frontières, le thé, produit à l’origine dans l’ouest de la Chine, maintenant Sichuan, Hunan et Hubei, est alors compressé afin de le protéger et de faciliter son transport. Les premières techniques de compression, en brique (zhuan cha), en nid (tuocha), en champignon (jin cha) et en galette (bing cha) permettent notamment d’augmenter les quantités transportées. De chaque côté de la mule, les galettes s’empilent plus facilement et rendent la marche moins encombrante.

La compression a aussi l’avantage de rendre le thé plus résistant aux conditions extrêmes auxquelles il est exposé. La création des jin cha a d’ailleurs été faite dans cette optique. Afin de remplacer les tuo cha qui ont tendance à développer de la moisissure avant d’atteindre le Tibet, les jin cha sont manufacturés dans le but d’offrir une meilleure aération, évitant ainsi l’accumulation d’humidité et la présence de moisissures qui s’en suit. Car si le vieillissement du thé est inévitable, empêcher une fermentation excessive des feuilles est une nécessité.

Malgré le soin apporté à son empaquetage et à son emballage, comme le thé s’imprègne de l’humidité et de la chaleur ambiante, avant d’atteindre sa destination, son état se modifie. Sa couleur et son goût sont complétement différents de ce qu’ils étaient au début du voyage. Il conserve toutefois ses qualités et vertus, et son caractère, adouci par le voyage, ennoblie d’aspects boisés, parfois même sucrés et veloutés, laisse entrevoir les premières notes du thé vieilli.

LIRE LA PARTIE 2

Ajouter un commentaire